jeudi 25 octobre 2012

Une page de Michéa (presque) au hasard #2

De la différence (fondamentale) entre rencontre et échange.

"La belle légende des sources humanistes de l'Occident ne saurait donc faire oublier la véritable origine du compromis moderne. Celui-ci ne s'est jamais fondé sur une politique de la reconnaissance réciproque. Aucune des parties en présence ne songeait réellement à voir, dans l'ennemi qui acceptait de déposer les armes, un être intéressant par lui-même. Il s'agissait seulement de s’accommoder de son existence dans le cadre purement technique d'un modus vivendi établi, pour des raisons purement pratiques, sur la mise entre parenthèses des différences idéologiques (ou, si l'on préfère, sur la privatisation des convictions morales et religieuses).

Il serait assez étonnant, dès lors, que la magnifique "tolérance" sur laquelle la "société ouverte" est toujours supposée se fonder (et qui procure à peu de frais la bonne conscience caractéristique des privilégiés) corresponde véritablement à ce qu'un Erasme ou un Montaigne entendaient encore sous ce mot. Rien ne permet de l'apparenter au travail, long et complexe, que chacun doit opérer sur lui-même pour se défaire de son égoïsme et apprendre à regarder le monde avec les yeux d'autrui. Dans les faits, elle ne désigne, la plupart du temps, qu'une manière minimale de coexister avec ses contemporains : celle qui prévaut, nous dit Adam Ferguson, "une fois que les liens affectifs ont été brisés".

C'est donc encore Milton Friedman qui a décrit avec le plus d'exactitude (ou de cynisme) la nature réelle de cette tolérance libérale, lorsqu'il célèbre dans le Marché le mécanisme magique permettant d'unir quotidiennement "des millions d'individus, sans qu'ils aient besoin de s'aimer, ni même de se parler". Et il y a, malheureusement, tout lieu de craindre que ce que le Spectacle nous invite, en permanence, à applaudir aujourd'hui sous le terme séduisant de "métissage" ne soit que l'autre nom de cette simple unification juridique et marchande de l'humanité. Un monde intégralement uniformisé, où l'Autre est beaucoup moins compris comme le partenaire possible d'une rencontre toujours singulière, que comme un pur objet de consommation touristique et d'instrumentalisations diverses."

Jean-Claude Michéa, L'empire du moindre mal
Essai sur la civilisation libérale


Track : The Last Waltz, BO du film Old Boy


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