jeudi 14 novembre 2013

"Money for nothing" ou le consumérisme sans entraves.

Mark Knopfler est un génie. Guitariste incroyable et compositeur magistral du groupe Dire Straits, sa carrière solo, moins connue n'est pourtant pas en reste.
De la discographie du groupe britannique, un titre sortira à jamais du lot par son côté très rock, son riff inoubliable et ce qu'il incarne en plein milieu des années 80 lorsqu'il est révélé au monde ébahi de découvrir a new way of life ! En gamin né en 1981, période d'agonie des anciens mondes et de l'Histoire elle-même, ce titre est une forme emblématique de tant de choses qu'il méritait bien un article.

Ce morceau symbolise à lui seul l'avènement d'un enchantement imposé à des citoyens occidentaux bienheureux de devenir ces consommateurs de pain et de jeux, rebaptisé entertainment par la novlangue.


1985, Money for nothing est le premier morceau a être présenté sur la toute nouvelle antenne européenne de MTV. Tout un symbole d'être la carte de visite de cette chaîne musicale qui propose l'aboutissement du divertissement-zapping via le clip-vidéo. Un format court alliant une musique calibrée pour la radio et un visuel capable de pleinement absorber le téléspectateur qui pourrait se lasser de le seule stimulation de son ouïe.
Le clip-vidéo support de Money for nothing, agencé après pressions de MTV, se voulait avant-gardiste en utilisant cette nouvelle technologie d' images créées par ordinateur, bien que Mark Knopfler lui même y était opposé. Le genre de concessions artistiques face aux chéquiers des entreprises d'entertainement que le milieu du rap notamment adorera dénoncer quelques années plus tard. Avant de bien souvent rentrer dans le rang pour obtenir le sauf-conduit autorisant à passer sur les ondes où finalement on se sent plutôt bien quand on sait dompter sa conscience artistique et contestatrice.
Au delà de cette forme qui scelle une promesse d'avenir radieux pour qui veut croire à l'émerveillement technologique, la vidéo mérite cependant que l'on s'y attarde un peu plus. On y découvre deux ouvriers, ou assimilés comme tels, qui transportent la quintessence de la glorieuse civilisation consumériste : réfrigérateurs, télévisions couleurs, fours micro-ondes …

Tatoué, vêtus de bleus de travail ou salopettes et de casquettes bon marché, nos valeureux représentants du prolétariat passent en revue les antihéros de la working-class qui s'affichent sur les écrans : des chanteurs tendances qui passent sur MTV présentant un « look » aux antipodes de nos manutentionnaires. Le tableau pourrait se suffire à lui même offrant en spectacle deux beaufs ringards face à aux stars encensées et déversées sur le monde envieux par les canaux post-modernes de MTV. D'aucuns diraient aujourd'hui : deux électeurs frontistes qui critiquent la modernité. Ils sont certainement cette incarnation du prolétaire que ne veut plus voir un Serge Halimi trop pressé decritiquer Jean-Claude Michéa : « musclé, français (ici américain ou anglais), chef de famille ». Bref, ils sont ce que même un rédac-chef du Monde Diplomatique exècre : deux ouvriers à la résistance passive aux embellies de la modernité incarnée par le Marché.


Mais c'est là que les paroles du morceau, prêtées aux deux compères du clip, viennent donner un caractère explicite à la partition qu'il faut jouer dans le meilleur des mondes occidental à venir. A savoir, une ringardisation de la condition et de la valeur travail face à l’idolâtrie de la jouissance individuelle sans contreparties ni limites. Il faut enchanter le monde sur une illusion pour mieux mépriser le concret de la production. C'est ça le bonheur !

Le clip met alors en scène l'absence de création de richesses de l'ouvrier-artisan dont l'art concret n'oeuvre plus (il se contente de transporter et d'installer le produit fini) alors que l'artiste crée des œuvres et produit de la monnaie à profusion … à partir de rien. Le premier est servile et concret, le second est libre et abstrait. A l'instar du capital qui de cette forme d'investissement industriel solide se mue en fluide financier spéculatif : un nouveau monde est en marche, il faut l'accompagner dans les esprits ! Et pour gagner les consciences à cette nouvelle mutation du capitalisme, il faut faire appel à ces prêtres zélés de l'entertainement que sont les « stars ».


C'est donc la détestation de leur propre condition qui se joue lorsque nos deux specimens prolétaires en voie de disparition se disent qu'ils devraient eux aussi apprendre à jouer de la guitare et passer sur MTV pour se faire de l'argent et obtenir des filles à foison. Argent et femmes : deux étalons du monde marchand qui mesurent la puissance et pour les plus cyniques, la respectabilité, de l'homme post-moderne.
Mais il y en a aura pour tous ! Un monde entier de stars sur MTV voilà ce que l'on nous vend. Après tout, il y aura bien assez de chinois pour fabriquer nos télévisions couleurs.
Et puisque tout est accessible avec cette monnaie issue du néant : pourquoi se priver ? MTV prépare les esprits au crédit sans limites et à la planche à billet que les banques et la Réserve Fédérale américaine seront trop heureuses de mettre en place. L'individu jouisseur enfin libre : plus de limites, plus de morale, le monde est à la portée de tous tant que l'on a de l'argent. De l'argent oui !

Dès lors, money for nothing est un slogan destiné à faire jouir sans entraves dans une société marchande.


Pourtant il existe des freins ! Par leur comportement comme leur morale, les assimilés prolétaires ne sont pas encore de bon consommateurs-jouisseurs. Et qu'ils sont arriérés avec leurs propos de résistance virile ! Ne parlent-ils pas avec mépris de « PD » lorsqu'ils voient un chanteur se trémousser devant une caméra, dévoilant là toute leur réticence à jouir d'une sexualité sans contraintes ? La sexualité étant la pulsion par excellente, il convient de libérer cette dernière au plus vite. Donc le vilain prolo beauf décrié par Halimi et méchant de l'histoire sera un brin homophobe pendant que le héros riche et starifié par MTV s'affranchira de la virilité, brouillera les références masculines comme féminines et mettra en scène l'érotisme émancipateur. Du cul en somme ! Y a rien de mieux pour faire consommer !

Un morceau comme Money for Nothing n'est pas anodin. Que le groupe Dire Straits n'ait point vu tout cela à une époque faste où tout semblait autorisé, c'est évident. Idem pour MTV qui n'a vraisemblablement pas compris qu'elle poursuivait l'avènement culturel du libéralisme dévoyé consistant non pas à émanciper l'individu mais à le rendre esclave de ses pulsions.

Ce qui est certain, c'est qu'en 2013, beaucoup croient plus que jamais devenir les stars d'un écran pour lequel ils s'échinent toute leur vie. Espérant satisfaire une pulsion liberticide motivée par des ego atrophiés et sans limites, des masses de consommateurs-jouisseurs acceptent leur statut d'esclaves post-modernes. Tant qu'on leur permet d'espérer qu'un jour ils pourront jouir d'argents et de filles en jouant de la guitare sur MTV.


Heureusement la WII et Guitar Hero sont là pour poursuivre l'illusion …


Accompagnement musical : Dire Straits, Money for nothing.